Vêtu d’un boubou traditionnel, Naby Soumah observe sombrement la masse grise à l’horizon. Construit sur fonds chinois dans le centre de la Guinée, le barrage de Souapiti doit fournir en électricité un pays qui en manque cruellement, inondant au passage les terres ancestrales de milliers de paysans.
« Ici, il n’y a pas de commerçants ou d’intellectuels. Nos enfants qui ont fait des études ne trouvent pas d’emploi. Nous vivons de cette terre », explique, adossé à un manguier, l’aîné du village de Bouramaya Sousou.
Il promène son regard sur un champ d’arachide dévasté lorsque les ingénieurs du barrage ont fermé les vannes et inondé les terres alentour, lors d’un essai à quelques mois de la date prévue pour sa mise en service, en principe d’ici à la fin de l’année.
« Nous avons faim », dit le vieil homme.
Les habitants des villages proches du barrage, le plus grand d’Afrique de l’Ouest, ne pourront pas rester.
Certains ont déjà été déplacés vers de nouvelles implantations, plus modernes que leurs huttes de terre crue. Mais ils manquent de terres pour les cultures ou le bétail. Beaucoup ont dit à l’AFP peiner à se nourrir. Ils se plaignent aussi de ne pas avoir été dédommagés.
Paradoxalement, ils souffrent d’un manque d’eau. Dans le nouveau village Madina Tayire, ils sont une dizaine à attendre pour se servir à l’unique robinet en face de la mosquée.
« Ils n’ont rien prévu pour nous. Les gens ici sont excessivement pauvres. Qu’est-ce que ça va être dans 10 ans ? C’est une bombe », explique le porte-parole de l’Union pour la défense des sinistrés de Souapiti, Oumar Aïssata Camara.
– Reconstruire sa vie –
Le barrage, un ouvrage d’un kilomètre de long et de 120 mètres de haut, aura bientôt une capacité de 450 mégawatts, de quoi en principe répondre aux besoins en électricité de la Guinée, où les coupures sont monnaie courante, et même d’en exporter vers les pays voisins.
Cette construction pharaonique est l’un des grands projets du président Alpha Condé, en butte depuis six mois à une contestation qui a fait des dizaines de morts. Son achèvement pourrait renforcer ses positions au meilleur moment si, comme l’opposition l’en soupçonne, il se présente à un troisième mandat à la fin de l’année.
« Vous ne pouvez pas simplement arracher les gens de leurs terres ancestrales », dit le directeur de la communication de la Société de gestion et d’exploitation de Souapiti, Alphakaba Diakité. Selon lui, le projet a une vocation « sociale »: « changer la vie des personnes déplacées ».
Dans un rapport publié jeudi, Human Rights Watch (HRW) estime à 16.000 le nombre de personnes déplacées par le barrage, dont les eaux vont recouvrir plus de 250 kilomètres carrés de terres et engloutir plus de 550.000 arbres fruitiers. Une cinquantaine de villages ont été évacués l’an dernier et des dizaines d’autres devraient suivre cette année, selon l’ONG.
La besoin réel et criant en électricité « ne doit pas constituer une excuse pour piétiner les droits » des populations, estime Yasmin Dagne, chercheuse citée dans le rapport.
L’ONG demande aux autorités de s’assurer que les déplacés « auront accès aux terres et aux ressources nécessaires pour reconstruire leur vie ».
Elle juge aussi « particulièrement important », en cette période de Covid-19 que les populations aient accès à de l’eau saine, à des installations sanitaires et aux services de santé.
– Financement chinois –
La Guinée est surnommée le « château d’eau de l’Afrique de l’Ouest » en raison de la forte pluviométrie et des cours d’eau qui y trouvent leur source, dont les fleuves Sénégal, Gambie et Niger, qui irriguent toute la sous-région.
« Le potentiel est énorme », explique Jean-Michel Natrella, de la société d’ingénierie Tractebel (Engie), associée au projet, pour qui il n’y avait « pas d’autre choix que d’exploiter » l’énergie hydroélectrique.
Les premiers projets d’exploitation de cette énergie renouvelable remontent à 1944, sous l’administration coloniale française. Après l’indépendance de la Guinée en 1958, plusieurs tentatives de relance ont échoué, généralement par manque de financement.
C’est finalement un prêt chinois de 1,2 milliard d’euros au gouvernement de Conakry qui a permis de lancer les travaux du barrage en 2016.
Ce projet s’inscrit dans un vaste programme du gouvernement chinois, doté de milliards de dollars, de construction d’infrastructures dans des dizaines de pays en Afrique, en Asie et en Amérique latine.
En Guinée, pays pauvre de 13 millions d’habitants mais dont les gisements de minerais attisent les convoitises, il a pris la forme d’un partenariat public-privé entre le gouvernement et la société chinoise CWE, filiale de la Three Gorges Corporation (gestionnaire du gigantesque barrage des Trois-Gorges en Chine), qui en assure la construction, en sera co-propriétaire et sera chargée de son exploitation.