Grande conscience de gauche, Jean Daniel a vécu en osmose avec Le Nouvel Observateur, qu’il a fondé en 1964 avec Claude Perdriel et qu’il a longtemps dirigé, exemple rare de longévité dans la presse française.
Jusqu’à un âge très avancé, cette plume redoutée et brillante aura signé l’éditorial de l’hebdomadaire, rebaptisé L’Obs en 2014 et alors cédé au groupe Le Monde. Avec son profil d’aigle, il n’avait rien perdu de sa belle allure même si sa figure de « commandeur » et son narcissisme ont pu parfois agacer.
Jean Daniel, que l’historien Pierre Nora a qualifié de « dernière figure du journalisme inspiré », a rencontré tous les grands de ce monde.
En 1963, c’est en plein déjeuner, à Cuba, avec Fidel Castro qu’il apprend la mort de John F. Kennedy, avec lequel il vient d’avoir un entretien. « Kennedy était un ennemi auquel on s’était habitué. C’est une affaire très grave », lui dit le « Lider maximo ».
Il a été l’ami de Pierre Mendès-France, Michel Foucault, François Mitterrand, avec lequel il eut, comme tant d’autres, des relations compliquées, ou Albert Camus, en dépit de leur désaccord sur le dossier algérien.
Également écrivain et essayiste, il a signé une trentaine de livres, depuis « L’erreur », roman paru en 1952 salué par Camus, à « Mitterrand l’insaisissable » en 2016. Ses « Œuvres autobiographiques » (cinq ouvrages) ont été rassemblées en 2002 en un seul volume de 1.700 pages.
– Blessé à Bizerte –
L’Algérie, où il naît le 21 juillet 1920 à Blida, le marque pour la vie.
Élevé dans une famille algérienne de confession juive, Jean-Daniel Bensaïd, nom qu’il abandonne après-guerre pour écrire dans Combat sous le pseudonyme de Jean Daniel, est le dernier de onze enfants. Son père sera une figure adorée, s’émerveillant « chaque jour d’être Français ».
Après avoir combattu dans les rangs de la division Leclerc, il étudie après-guerre la philosophie à la Sorbonne puis entre en 1946 au cabinet de Félix Gouin, président du Gouvernement provisoire. Se situant déjà dans le courant de la gauche non communiste, il fonde, en 1947, Caliban, une revue culturelle.
Au milieu des années 50, Jean-Jacques Servan-Schreiber l’engage à L’Express où il couvre les « événements » d’Algérie. Il y reste huit ans, en devient le rédacteur en chef. Menacé de mort, inculpé pour atteinte à la sûreté de l’état, il défend l’indépendance algérienne.
En 1961, envoyé spécial en Tunisie, il est sérieusement blessé à Bizerte par des tirs de l’armée française.
Après un bref passage au Monde, ce journaliste, déjà auréolé d’une réputation dépassant les frontières françaises, co-fonde en 1964 Le Nouvel Observateur. Commence la grande aventure de sa vie.
« Jamais, nous n’avions pensé que nous réussirions. La formule choisie était assez culturelle, assez intellectuelle pour ne pas dépasser les 40-60.000 exemplaires dans le meilleur des cas », dit-il à l’AFP en 2004. En 1974, il tire déjà à 400.000 exemplaires !
Le tandem qui dirige le titre fait merveille : à Claude Perdriel, la gestion, à Jean Daniel, la rédaction. « Nous avons réussi, confiait ce dernier, à un moment, à réunir autour de nous les plus brillants journalistes d’Europe ».
Les deux hommes sont inséparables, passent leurs vacances ensemble, avant que les liens ne se distendent. Jean Daniel devait épouser Michèle Bancilhon, première femme de Claude Perdriel. Le couple aura une fille, Sara Daniel, future journaliste au Nouvel Observateur.
– « Pessimiste émerveillé » –
Participant à tous les grands débats de l’époque, le magazine défend l’anticolonialisme, publie en une le manifeste des « 343 salopes » pour l’avortement, soutient Mendès-France, Rocard puis Mitterrand, polémique avec le Parti communiste.
Sur le Proche-Orient, malgré son « attachement indéfectible à Israël », Jean Daniel qui, selon lui, refusa trois fois un poste d’ambassadeur proposé par le président Mitterrand, considérait que « les Palestiniens avaient droit à un État ».
Après les révélations d’Alexandre Soljenitsyne sur l’existence des Goulags en URSS, il écrit : « nous ne laisserons jamais à la droite le confortable et unique monopole de la contestation contre les démences des bureaucrates totalitaires ».
En guise de bilan professionnel et intellectuel, Jean Daniel, qui fut membre du conseil supérieur de l’Agence France-Presse, se félicitait d’avoir « entrepris de +dé-marxiser+ la gauche avec des principes de gauche ».
En 2016, ce « pessimiste émerveillé », selon ses mots, assurait : « pour moi, le repos c’est la mort ». Il avait alors 96 ans…